Luis Darocha : nouvelles altérités
« Le style est perceptible par ceux qui ont contemplé la Voie lactée », prévient Luis Darocha sur son site Web, peut-être pour indiquer qu’il faut chercher le principe unificateur de son travail dans les « abîmes infinis » — la trame innombrable des possibles. Le « style », dans un autre sens, ne sera complètement « perceptible » que par ceux qui connaissent aussi la littérature enfantine (Darocha est membre de la confrérie Harry Potter) et la bande dessinée ; par ceux aussi qui aiment les aléas de la matière et de la forme (dans le trajet de coulées pigmentaires, par exemple, « composant » elles-mêmes le « tableau » au hasard de leur rencontre avec les accidents de la surface d’un solide) ; par ceux qui recherchent dans l’art non pas le « sublime » que suggère le « ciel étoilé au-dessus de nos têtes », mais l’ironie dialectique de la finitude, la fulgurance de l’éternité dans l’instant, l’inscription de l’Idée dans le pictogramme, l’espace dans le jeu du point, de la ligne et de la surface.
Les tableaux, dessins, livres, installations, mail art, etc. — que n’a-t-il pas fait ? — de Darocha forment des constellations de monades enchantées logées tels des électrons libres dans les replis de cette bêtise tautologique qu’est l’« art contemporain ». Son travail s’inscrirait plutôt dans la logique du Ceci n’est pas une pipe de Magritte ou de Fountain de Marcel Duchamp, un urinoir qui est lui-même et autre chose puisque signé R. Mutt, ce qui signifie que l’instance de légitimation de l’œuvre en tant qu’objet d’art ne réside pas dans le faire mais dans le moment de la décision, celui où l’artiste décrète : « C’est de l’art » (Walter Benjamin disait que l’artiste est un « expert en légitimation »).
Cette « décision », cette dialectique de l’altérité ne consiste en rien d’autre, en effet, qu’à faire de l’art avec du non-art – à nier en la « dépassant » dans le geste artistique la finitude (l’immédiateté « bête ») d’une forme ou d’une matière, en l’affirmant dans le moment même où l’artiste lui confère le statut d’art. Cette « transfiguration du banal » implique une distance, un humour, un sens stratégique du « placement » de l’objet dans la configuration des possibles. Goethe, inversant la perspective courante, ne disait-il pas qu’en art, il fallait être machiavélien dans la conception et spinoziste dans la réalisation.
Darocha s’abandonne à la rumeur silencieuse du hic et nunc — de la Voie lactée — mais dans un jeu distancié. Cette distance se sent, elle enveloppe son travail d’une atmosphère particulière, de coulisses, comme méditative, détachée de toute préconception (consciente) ou projet stratégique, stylistique ou discursif : c’est le mode de déclenchement de l’action/conception qui prime, le va-tout de la relance temporelle, l’élasticité physique et mentale, les circonstances, la situation, le filon matériel, conceptuel et narratif. Ce refus réitéré d’injecter dans un matériau une « représentation » mimétique instituée lui permet de rester disponible à un « inouï » de type mallarméen (il se reconnaît d’ailleurs des affinités avec l’associationnisme des « symbolistes »). L’acte « artistique » devient un aimant qui organise dans l’espace multidimensionnel d’un support — tableau, dessin, objet, illustrations, livre, etc. — des langages, des espacements et des accords souvent très lointains — autobiographiques, mnésiques, tel le son des clochettes de chevaux de fiacre dans une symphonie de Mahler – évocateurs d’un sens en suspens… Errance « situationniste » semblable aux voyages en train dont Luis a tiré ces « Paysages vus à travers la fenêtre d’une composition roulant à grande vitesse », un carnet de travail transformé en livre d’artiste intitulé Payzzages (Laboratoire de la Voie Lactée, 2007). Dans le texte d’accompagnement, écrit en 2001 mais livré avec ratures de premiers jets comme pour simuler l’urgence, Luis décrit son approche du processus d’inventio de manière très intéressante. La couverture est illustrée d’un autoportrait où il se dessine en train de dessiner sur la « fiche » posée sur la tablette d’un train devant la fenêtre dans laquelle défile un paysage : « Une application “en chair et en os“ de l’impressionnisme », écrit-il, évoquant aussitôt, « dans une autre région », Klee et « l’inévitable Cy Twombly », ajoutant : « Puis j’oublie tout ça et je dessine. » C’est de « ça » qu’il s’est affranchi au cours de sa longue carrière d’artiste protéiforme.
Il se compare à un « bateleur » et, de
fait, il jongle avec les traces en arabesques de la mémoire et l’invention poétique suggérées par des « objets trouvés », fragmentaires, évanescents, sur lesquels il fait souffler les vents de l‘imagination comme sur d’éphémères ciels, voilures, pierres, arbres, tous habités de visages tels les nuages que l’on regarde en songeant étendu sur le dos dans un pré — ou qui lui apparaissent dans le demi-sommeil de ses siestes méridiennes. Ensuite, nul souci de « faire beau » ou « laid », nul respect des genres et des canons ne paralyse la main et l’esprit — la préoccupation esthétique est même toujours quelque peu raillée, parodiée, tenue en respect par la liberté souveraine d’un exposant du Salon des Indépendants d’antan. Chaque pièce enregistre un micro-événement multidimensionnel qui conserve dans son sillage l’immédiateté spatio-temporelle, mythologique et onirique de l’objet dans le moment de son « passage » à l’art — run riverrun.
Depuis que l’art moderne a canonisé le hasard — l’inspiration adventice – sous toutes ses formes poétiques, musicales ou plastiques jusqu’à l’improvisation totale, dans tous les médiums, matériaux et formats, l’invention s’apparente de nouveau à l’art du barde : celui du Celte et bien nommé Darocha consiste à construire des limericks poético-scopiques selon une méthode que l’on pourrait qualifier de « simultanéiste » — une sorte de « tout à la fois » dans l’instant synthétique de la décision et de son enchaînement dans le temps second mais instantané de la réalisation.
La tension entre l’infini et le fini, l’art et le non-art dans l’objet est médiatisée par la négation/dépassement de l’un dans l’autre, qui, tel un « big bang », provoque par ondes successives l’identité des éléments et leur dissémination, les transformant en fragments chus telles ces météorites souvent présentes dans l’œuvre de Darocha — mais les maintient dans son champ en expansion.
Darocha compare cette « totalité » à l’univers probabiliste d’Einstein. Celui-ci était paradoxalement « déterministe » (ainsi que l’atteste sa correspondance avec Karl Popper), il continuait de se représenter un monde fini : le principe d’indétermination est limité. Il ne l’est pas dans le Laboratoire de la Voie lactée – ainsi que Darocha a baptisé son aire d’exploration –, ouvert sur l’incalculable, sur un futur imprévisible, sur l’infinie altérité du même. On comprend qu’il se reconnaisse des affinités avec Klee et Twombly.
Le premier recherchait la « polyphonie » : « Il est certain que la polyphonie existe dans le domaine musical. La tentative de transposer cette entité dans le domaine plastique n’aurait en soi rien de remarquable. Mais utiliser les découvertes que la musique a permis de réaliser […] pénétrer profondément dans cette sphère de nature cosmique, en ressortir avec une nouvelle vision de l’art et suivre l’évolution de ces nouvelles acquisitions dans le domaine de la représentation plastique, c’est déjà beaucoup mieux. Car la simultanéité de plusieurs thèmes indépendants constitue une réalité qui n’existe pas seulement en musique — de même que tous les aspects typiques d’une seule réalité ne sont pas valables qu’en une seule occasion —, mais qui trouve son fondement et ses racines dans n’importe quel phénomène, partout. » Les « aspects typiques » du paysage, par exemple, tel que vu défilant à la fenêtre d’un TGV dans « Payzzages », où le ciel, les champs, les maisons glissent au passage du train en une sorte de zézaiement optique : ainsi les arbres sont soufflés d’un côté par la vitesse tout en s’inclinant dans un mouvement contraire, s’attardant dans le cadre de la fenêtre sous l’effet de capillarité visuelle induite par la persistance de l’image post-rétinienne, très savamment rendue ici par un brouillage chromatique ; ou des « aspects typiques » du genre appelé « marines », qu’il subvertit en les traitant sur plusieurs plans à la fois, dans des apothéoses de flots oniriques, de ciels orgiastiques et de rivages « historiques » dont les effets sont ici obtenus par saturation de la couleur. Cela obéit à la suggestion du moment, on le sent, mais également au calcul des « facteurs » différentiels et circonstanciels inséparables du rapport construction/improvisation qui caractérise l’œuvre d’art « moderne » : Klee comparait la ligne à « la marche d’un homme accompagné par son chien se promenant librement à ses côtés ». Darocha fait une place analogue à l’aléatoire.
On sait ce que Duchamp pensait de la peinture «
rétinienne » (la « belle peinture »). S’il sait exploiter avec virtualité, comme on l’a vu, l’effet post-rétinien, Darocha ne fait pas pour autant de l’art rétinien au sens duchampien. Toujours est introduit un élément incongru ou chaotique, une référence cocasse, un geste expérimental, une cacophonie ou discordance associées au processus en acte dont l’œuvre est l’enregistrement sismographique. Cela donne une profusion de rapports qu’un objet d’apparence harmonieuse ne pourrait refléter d’emblée. Ce que les œuvres de Darocha ont d’« harmonieux », au sens de cohérent, d’unifié, ne se révèle qu’au fil de « lectures » multiples où se tissent les récurrences constituant l’alphabet d’un langage plastique et fonctionnant comme les mythèmes d’un work and progress joycien.
Une telle méthode est soutenue par une énergie constamment disponible dissimulée sous la désinvolture, la fantaisie et l’humour d’un esprit indépendant à la Kurt Schwitters afin de ne pas se raidir, se figer dans des tics, s’ankyloser, céder au vertige du fétichisme. L’approche de Darocha est « simultanéiste » en ce sens aussi, à l’instar de celle de Klee.
Quant à Twombly, qui pratique souvent l’inscription d’une écriture ou d’un paysage dans ses tableaux, il a déclaré dans un entretien que son poète préféré est Archiloque, dont aucun vers ne nous est parvenu. Cette absence produit chez Twombly un vide bordé par le cadre du tableau, lequel est thématisé pour aspirer en quelque sorte l’improvisation très réfléchie des marques posées sur fond de béance à la surface — tabula rasa mentalement tridimensionnelle. Chez Darocha on retrouve ce « noyau absent », constitutif chez lui non seulement d’une archéologie et d’une cosmologie plus « pop » que chez Twombly, mais également d’une « futurologie » parodique sous la forme iconique, séquentielle, de la bande dessinée. Une idée saugrenue, un acrylique sur toile de 1997 montre aussi que ce moment composite — cette dialectique offerte à la contemplation immobile qu’est chaque pièce – peut être obtenu par « montage/ collage » associé à une gestuelle simple mais efficace, contrapunctique, en arabesques comme chez Klee, et qui produit des résultats pour le moins incongrus, qui sont comme des pieds de nez à l’esprit de sérieux.
La transfiguration de l’objet chez Darocha s’écoule comme un flux dans le lit profond de l’Être dont elle capte les reflets sur le miroir que lui offre le tableau : « Une bien fugitive présence de l’Être », note-t-il dans Payzzages, phénoménale au sens parménidien — les « présocratiques », comme on les appelle, assistèrent au début de la mise en forme syllogistique de la dialectique par Socrate et ses disciples. Parménide lui inflige d’ailleurs une bonne leçon de dialectique non « catégoriale » où Platon fait son autocritique ; à des fins « logiques » et épistémologiques, celui-ci avait séparé à un certain moment le sensible de l’intelligible (le « mythe de la caverne » destiné à présenter comme non vraie la perception sensible, arme suprême de son arsenal polémique contre la représentation mimétique, l’art). Son but était « politique » : protéger les guerriers de la contamination de « simulacres » susceptibles de les distraire et les amollir. Tel un néo-platonicien, Darocha a quant à lui confié à des êtres ailés la tâche de butiner le suc de différents niveaux de réalité, du sensible à l’intelligible en passant par l’imaginaire, ce qui lui évite de tomber dans le ou bien… ou bien… du tiers exclu. Sa devise pourrait être « Le même est l’autre ».
Richard Crevier
Août 2008